Contrairement à d’autres états de la matière dits « stables » ou « équilibrés », les processus turbulents sont extrêmement mouvants, irréversibles et imprévisibles.

Traversées par des flux fascinants, les œuvres présentées dans cette exposition témoignaient de l’art de jouer avec les turbulences. L’ordre et le désordre, ici étroitement liés, proposaient un univers fécond et dynamique, poétique et enchanté.

Lire, décrypter ou suivre les mouvements turbulents de la matière est un art.

La question de la turbulence est intimement liée à celle du chaos. Disons que la turbulence rend visibles des forces et des rythmes inhérents au chaos. C’est parce qu’elle met des forces en rapport avec des formes qu’elle intéresse au plus haut point les artistes.

A l’origine, le mot « turbulence » désignait « le mouvement désordonné de la foule ». Léonard de Vinci a été le tout premier artiste à s’intéresser directement à ce processus et à employer le mot italien de « torbolenza ». Il était fasciné par les flux hydrauliques dont il multiplia les dessins, qu’il s’agisse de machines élévatrices d’eau, de tourbillons aquatiques ou aériens. Cette passion du peintre et de l’homme de sciences pour la turbulence des fluides, Vinci l’a héritée de savants antiques : Démocrite, Epicure, Archimède et Lucrèce.

Tous ont conçu le tissu de la matière et de la physique des corps comme des agitations corpusculaires. Des artistes et penseurs de la seconde moitié du Quattrocento, Léonard de Vinci a été sans nul doute celui qui aura le mieux saisi et représenté l’écartèlement lyrique et tragique d’un homme nouveau, entre le désordre chaotique et l’ordre de la raison.

Il n’y a pas en turbulence ni droites, ni angles, et donc pas de clôtures spatiales ni de limites temporelles. Toute turbulence, en effet, transporte, transmet, déplace, connecte. C’est une toupie, une sorte de mini-cyclone qui ne demeure pas en place et dont les circonvolutions, tout comme les chutes, semblent aléatoires.

Chaque époque repose cette question de la turbulence en termes à la fois archaïques et nouveaux.

Les tempêtes de Turner ne sont pas celles de Vinci et pourtant elles lui sont confraternelles. Tout en participant à un grand fond indifférencié qui déroule à l’infini ses émulsions d’eau et d’air, elles inaugurent une toute nouvelle machination turbulente du chaos. Vinci vivait et créait à l’époque du cheval et de la voile, tandis que Turner fut le chantre de la thermodynamique.

Une telle option menait la peinture vers l’abstraction : l’essentiel d’une machine est représenté non plus par des formes, mais par des fonctions, des forces, des énergies. Ainsi Pollock a-t-il poussé les brouillards de Turner vers l’irreprésentable d’un cyclotron atomique : une turbulence totale, le « all-over » du tourbillon des particules.

Pourquoi tous les grands artistes s’immergent-ils dans le chaos pour en surgir porteurs de compositions et d’harmonies ? Parce que la turbulence chaotique est la genèse, non seulement de toutes formes, mais aussi et surtout de rapports surprenants, inouïs, incongrus bien que cohérents entre des éléments hétérogènes et distants.

La turbulence pulvérise tout classement, car elle plonge les distributions formelles ou conceptuelles dans le temps d’une ritournelle. Chacune de ses phases lève de nouvelles intensités et fait surgir des perceptions nouvelles, des signes inattendus. Son flux est une pure arabesque. On ne sait pas plus quand va finir la ritournelle d’une turbulence. La turbulence est pour cela une image possible de l’infini que l’on peut contempler indéfiniment.

Au début du XIXe siècle, l’ingénieur et physicien français Claude Navier et le savant anglais Osborne Reynolds mettent au point les premiers modèles scientifiques des processus de turbulence.

Quelques décennies plus tard, Etienne-Jules Marey (Beaune, 1830  Paris, 1904) met au point plusieurs machines à fumée comportant 11, 13, 21 ou 57 canaux. Ces machines, ancêtres des souffleries aérodynamiques modernes, lui permettent de réaliser de nombreuses observations sur l’écoulement de l’air et les turbulences induites par divers obstacles, tels que plans, tubes ou sphères de bois.

Mais, elles lui permettent aussi de réaliser de nombreuses photographies et d’en étudier les écoulements turbulents avec des instruments modernes. Marey ouvre ainsi tout un champ d’expérimentations plastiques explorées par les artistes d’aujourd’hui.

Que ce soit à l’aide de nouvelles technologies ou de dispositifs rudimentaires, d’images virtuelles ou de dessins traditionnels, des artistes issus d’horizons différents explorent les multiples potentialités plastiques et philosophiques de la notion de turbulence.

Ils élaborent aussi divers systèmes de notation graphique, picturale ou sculpturale permettant de « cartographier » ces mouvements déconcertants et impromptus de la matière.

Espaces immersifs et installations vidéo, souffleries et turbines, sculptures mécaniques ou magnétiques, projections colorées, mais aussi tableaux, dessins ou encore photographies : cette exposition, traversée par des flux constants, rassemblait les œuvres de plus de trente artistes de différentes nationalités explorant de multiples manières l’art de jouer avec la turbulence.

Vortex, flux, accélération, effervescence : bien loin des détraquements menaçants du chaos total, les œuvres présentées ici fonctionnaient à l’instar de turbines génératrices de processus, de structures et de formes en devenir. Cette exposition-exploration arpentait le champ de la turbulence au travers de cinq chapitres qui étaient autant de nœuds problématiques, de tourbillons dynamiques : flux, nuées, graphes, distorsions et ondulations. Et, comme cet enfant peint par Chardin fasciné par le spectacle d’une toupie tournoyante, les turbulences nous entrainaient dans un voyage réflexif, une expérience contemplative : une re-création perpétuelle.

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